LA VICTOIRE DE JÉSUS
José ArregiMilan Machovec (1925-2003) fut un grand penseur tchèque, marxiste, réformateur, précurseur du Printemps de Prague de 1968, réprimé et persécuté, mais jamais vaincu après le laminage soviétique des espérances de ce printemps. Il favorisa le dialogue entre marxistes et chrétiens, et à la fin de sa vie il a fait sienne la perspective écologique et féministe, conscient de ce qu’il n’y a pas d’espérance pour l’humanité tant que cette dernière n’étreindra pas la Terre et ne détrônera pas l’inertie historique du pouvoir machiste.
Quand la lune pascale est encore haute, je l’évoque ici, parce qu’en 1972, dans un livre de grande valeur, Jésus pour les athées, il écrivit,: "Un athée qui assume sérieusement, ‘jusqu’à la mort’, sa vie et son effort pour le mouvement qu’il aime, sans cynisme et sans réserves opportunistes, peut très bien admettre que le moment où Pierre découvrit que Jésus était encore le vainqueur, même s’il n’y avait rien eu de plus qu’une mort en croix désolante et concrète, a été un des plus grands moments de l’humanité et de l’histoire". Admirable confession d’espérance athée, d’espérance pure sans aucune étiquette. Et lecture lucide de la Pâque chrétienne et de son récit évangélique.
Avec une légère correction, nonobstant. Légère correction, mais remarquable: selon l’Évangile de Jean, ce ne fut pas Pierre, mais Marie de Magdala qui, sans autre signe que la vie et la croix de Jésus, “découvrit que Jésus était le vainqueur”. Ce fut Marie, femme libre, qui courut la première à la tombe du crucifié, ce qui revient à dire qu’elle fit son deuil de son maître mort, pleura toutes ses larmes, regarda jusqu’au fond l’horreur de la croix, le froid de la pierre, le vide du sépulcre, la solitude de la mort, l’échec du maître, la perte du bien-aimé. Elle fut la première disciple à ouvrir complètement les yeux, à découvrir la présence au milieu de l’absence, à percevoir dans la défaite la flamme de la victoire.
Marie fut la première à reconnaître que le condamné, à cause de sa bonté créatrice et libre, était, contre toutes les apparences, modèle de justice, critère d’humanité, prophète d’un monde digne de la vie. Et elle n’eut besoin pour cela d’aucun « miracle surnaturel » inexistant: ni de la tombe vide, ni de l’apparition physique du crucifié vivant. Il lui suffit de laisser les larmes lui nettoyer la dernière tâche de ses yeux, et il est certain que pour cela ni un jour, ni trois ne lui furent suffisants. Elle dut apprendre à ne pas s’attacher, ni à ses souvenirs ni à ses désirs, à ne s’accrocher à aucune forme, pas même à la forme historique de Jésus: “Ne me retiens pas, Marie. Ne t’accroches pas à mon passé”.
Et c’est ainsi que lui apparut le secret lisible, le plus profond de la vie et de l’histoire avec tous ses drames : que les béatitudes de Jésus sont dans le vrai, que le Royaume de Dieu ou la Victoire de la fraternité/sororité de tous les vivants est l’espérance la plus indéfectible, malgré tout. Que l’amour est plus fort que la mort, plus fort que l’injustice, plus puissant que toute violence, celle des structures et celle des armes, celle des puissants et celle des rebelles, deux formes de désespoir, la seconde plus excusable que la première, mais toutes deux stériles. Que l’espérance ne dépend pas du succès, et vaut la peine même si une fois ou l’autre elle échoue. Et que, en fin de compte, il n’y a aucune meilleure sagesse pour être plus heureux que de vouloir construire un monde meilleur pour tous.
C’est ce qu’avait enseigné Jésus. C’est ce que, dans le fond, Milan Machovec enseigna, et il l’a confirmé par sa vie. Son Jésus pour les athées, au fond, est aussi le notre. Et il est également celui de Marie de Magdala, la “première apôtre” ou envoyée, la première à recevoir l’appel du crucifié, le Martyr ou Témoin de la Vie: “Va, pars et dis à mes frères qu’ils ne me cherchent pas dans la tombe, qu’ils ne m’enferment pas dans des croyances, des dogmes, ni des églises, des choses du passé, car je vis parmi les vivants, au cœur de leur vie, dans leurs larmes et dans leurs joies. Car plus on donne plus la vie est forte. » Elle alla, donc, chez ses frères et les encouragea. Et elle devint la première colonne de l’Église de Jésus, même si très vite, les clefs de Pierre et la théologie de Paul s’emparèrent de celle-ci.
Mais regardons l’avenir. Avec Marie de Magdala, nous voulons vivre la vie de Jésus, emplie de Dieu ou du Mystère de la Vie, au-delà de toutes les formes ou concepts que nous appelons “dieu”. Dieu ou la vie à fond, au-delà du théisme et de l’athéisme.
José Arregi
(Publié dans DEIA et les quotidiens du Groupe NOTICIAS, le 28 avril 2019)
Traduit de l’espagnol par Dominique PONTIER