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Á IGNACIO ELLACURIA, 30 ANS APRES

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Je te salue, Ignacio Ellacuría Beascoechea (par ta mère bénie), salvadorien de Portugalete (Biscaye), docteur, prophète et martyr. Je te salue et je t’honore avec tes compagnes et tes compagnons de martyre aux premières heures de ce jour-là du 16 novembre 1989. Toi qui, en te brisant, brisas déjà toutes les chaînes, enfin libre de toutes les formes, enfin un avec Tout, toi qui accompagnes nos pas exilés, témoins souffrants de tant de mal commun.

 Ils vous tuèrent de nuit pour qu’il n’y eût pas de témoins, mais c’était une nuit de lune et Lucía veillait, comme la sœur libératrice de Moïse le libérateur, comme Marie de Magdala auprès du sépulcre pascal de Jésus. Grâce à elle cela commença à se savoir et maintenant nous le savons déjà tous : les soldats exécutèrent, le gouvernement ordonna, la CIA trama. Les uns marionnettes des autres, tous marionnettes de l’Empire criminel. Nous nous appelons Homo Sapiens au comble de l’inconscience.

Tu fus, vous fûtes renversés face contre terre sur le gazon et criblés de balles dans le dos, parce que l’iniquité ne supporte pas la lumière du regard. Toute la Compagnie de Jésus est témoin de votre martyre, avec une centaine de martyrs de la justice dans les dernières décades. Cette Université de l’UCA de San Salvador est votre témoin, une Université pour la libération, engagée à suivre votre sillage, à diffuser le savoir qui illumine les esprits et transforme les structures politiques. Et qui en paie le prix.

Ces rosiers blancs et rouges qu’Obdulio, mari d’Elba et père de Celina, planta dans la terre trempée de votre sang sont le témoin. Votre jardinier Obdulio, dont le jugement ne sera dépassé par celui d’aucun tribunal : « Ils les ont tués parce qu’ils disaient la vérité ». Ce jardinet, près duquel j’écris ces lignes, entre l’angoisse et l’espérance est témoin de votre espérance martyre. La terre est témoin.

Ellacu, 30 ans ont passé, et le monde est pire, la civilisation plus malade que jamais. J’exagère ? Toi tu dois le savoir mieux de ce lieu là sans lieu ni temps où TU VIS. Mais ton diagnostic certain et pointu décrit la politique actuelle mieux y compris que celle que tu connus : «  A vos ordres, mon Capital ». Un séisme secoue la planète. Un tsunami confus de dangers et de promesses la parcourt. La Terre se contorsionne et crie dans les douleurs de l’enfantement. Les crucifiés qui attendent celui qui les descende de la croix sont plus nombreux.

Et l’Amérique Latine ? Avec 9% de la population mondiale, elle porte sur elle 30% de la violence mondiale. Une même clameur, à l’unisson et discordante, se lève en Argentine, au Chili, au Brésil, en Bolivie, en Équateur, en Colombie, au Venezuela, en Haïti (oh ! Haïti !), au Honduras, au Nicaragua, au Mexique : «MAINTENANT ҪA SUFFIT  de la politique soumise à l’économie assassine ! » Que vivent leur voix et leur lutte ! Que vivent ta voix et ta lutte, Ellacu, martyr illuminé et entêté de la réalité la plus réelle : la vie et la mort des pauvres !

Dis-nous, prophète : la justice, la démocratie et la paix se lèveront-elles

ensemble ? Pourrons-nous « renverser l’histoire, la subvertir et la lancer dans une autre direction », corriger cette irrationnelle « civilisation de la richesse » ou du capital qui nous appauvrit tous, construire une « civilisation de la pauvreté » où les pauvres seront le critère et le sujet ? L’écho de ta voix énergique résonne : «  C’est entre vos mains. Levez la tête, comme le dit Jésus, levez-vous, pour que s’approche la libération. Et quand bien même vous ne pourriez pas, cela en vaut la peine. Mais ne vous trompez pas de chemin : «  Le chemin de la guerre a déjà donné tout ce qu’il pouvait donner de soi, il faut chercher le chemin de la paix. » Parole d’un prophète qui, cependant, n’a jamais identifié la violence révolutionnaire avec la première violence, la plus assassine, la violence structurelle.

L’espérance de libération, obscure et déterminée, au milieu de tes doutes honorables, tu l’as appelée « Dieu ». Je viens de l’entendre de Jon Sobrino, un autre Basque salvadorien, ton compagnon et ami pendant 15 ans ici à l’UCA : « Ellacuría mit Mgr. Romero en étroite relation avec Dieu. Et Mgr Romero conduisit Ellacuría à parler de Dieu. Dans l’action de Romero, Ellacuría vit Dieu. Un Dieu tout court.

J’ose ajouter, bien qu’en cela je me contredise: Dieu au-delà des dogmes, des

statues et des religions. Pas Dieu raison de l’espérance, mais Fond de la réalité, Souffle irrésistible de vie et de libération. Ton Dieu tout court. Ton Dieu Tout.

 

José Arregi

(Publié dans DEIA et dans les quotidiens du Groupe NOTICIAS le 23-11-2019)

Traduit de l’espagnol par Dominique Pontier

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